[Interview] Philippe Moati, Co-fondateur de l’Observatoire Société et Consommation

  • Publication publiée :14 février 2024
  • Post category:Actualités
photo devanture vélo sur la piste paris
Philippe Moati

Le point de vue de l’expert

Philippe Moati, Professeur d’économie à l’Université Paris Cité et Co-fondateur de l’ObSoCo (L’Observatoire Société et Consommation)

La revanche de la proximité ?

Et si le vent de l’histoire du commerce était en train de tourner ? Après des décennies de développement d’un « commerce moderne », principalement en grandes et moyennes surfaces et en périphérie, le commerce de proximité donne des signes persistants de renaissance. Les données mensuelles de chiffre d’affaires publiées par l’INSEE mettent en évidence sur les dix dernières années une croissance des secteurs du commerce alimentaire spécialisé plus rapide que celle de l’ensemble des formats de la grande distribution. « Néo-cavistes », « néo-bouchers », « néo-crémiers »… ont su surfer sur la vague sociétale valorisant l’humain, l’ancrage, l’authenticité, la qualité… et exprimer les imaginaires qui, en leur donnant un supplément d’âme, rendent les magasins et les produits plus désirables.

Certes, la vague inflationniste a quelque peu enrayé la dynamique. Mais il est significatif qu’à l’inverse de ce que l’on observait lors des épisodes passés de tension sur le pouvoir d’achat, les petites surfaces de proximité des groupes de distribution ont résisté. Mieux : elles ont surperformé par rapport aux hypers et aux supers ! La situation est plus délicate dans le non-alimentaire, dont plusieurs secteurs doivent faire face à des vents contraires. Mais alors que, régulièrement, on annonce les difficultés rencontrées par telle ou telle chaîne, les commerçants indépendants, ancrés sur leur territoire et en mesure de proposer une offre différenciée, semblent disposer d’une meilleure capacité de résistance.

Il est tentant de voir dans ces dynamiques la revanche de la proximité, l’amorce d’un retournement historique, l’exercice d’une force centripète de nature à redynamiser les centres villes et les quartiers. Peut-être, mais prudence. Il paraît peu discutable que les consommateurs soient en attente de proximité. Mais de quelle proximité ? Pour le commun des mortels, ce mot évoque la proximité physique, la distance ou le temps qui sépare deux points. Une conception de la proximité qui est au cœur de la perspective de « la ville du quart d’heure ». Mais les sciences sociales, qui se sont emparées de cette notion, en ont révélé la complexité.

En effet, on peut au moins distinguer trois autres acceptions de la proximité. La « proximité fonctionnelle » d’abord. Dans le champ du commerce, elle implique la capacité de l’offre à répondre avec précision et pertinence aux attentes de la demande. Dans un contexte de « démoyennisation » des marchés, cette capacité est particulièrement importante. Que m’importe qu’un commerce soit au pied de chez moi si son offre ne répond pas à la spécificité de mes besoins/envies, qui se différencient de ceux de mon voisin ? La proximité fonctionnelle, c’est aussi la manière dont l’offre est mise à disposition des consommateurs, son adaptation au jeu de contraintes auquel ces derniers doivent faire face. Le bureau de poste est à deux minutes, mais il est fermé la plupart des temps auxquels je suis disponible. Il y a ensuite la « proximité relationnelle », qui renvoie tout à la fois à fréquence et à la qualité des relations (particulièrement précieuse lorsque l’offre doit être ajustée à la demande ou lorsque le consommateur rencontre des problèmes). Enfin, la « proximité émotionnelle » est celle qui attache sur le plan affectif le client au commerçant (ou à l’enseigne) en raison du ressenti d’une proximité identitaire (similitude des valeurs, des imaginaires) ou communautaire.

L’Observatoire du rapport des Français à la proximité que l’ObSoCo a conduit avec le concours de Système U, du groupe La Poste et de la FDJ a tenté d’appréhender la nature du rapport des Français avec le commerce et les services de proximité. Il en ressort que, des quatre dimensions de la proximité, c’est probablement la proximité fonctionnelle qui est la plus importante (ceci est bien sûr à nuancer selon les profils de consommateurs et les catégories d’achats). Que répondent les consommateurs lorsqu’on leur demande de citer librement des noms de marques ou d’enseignes dont ils se sentent proches ? Des enseignes de la grande distribution, sans doute parce qu’elles simplifient la vie au quotidien. Mais ils sont également nombreux à citer… Amazon ! Amazon qui ne peut se prévaloir d’une proximité physique mais dont l’étendue du choix offert et la qualité du service lui confèrent une forte proximité fonctionnelle. De même, à la question « qu’est-ce que vous appréciez le plus dans le fait d’acheter dans les commerces et les services de proximité ? », c’est « le gain de temps, la praticité » qui se classe en premier, loin devant, par exemple, la qualité des produits ou la convivialité. Or, la proximité physique n’est pas nécessairement garante de gain de temps et de praticité, pour peu par exemple que l’accès soit problématique ou que les horaires soient mal adaptés.

Pour transformer l’essai, les commerces de proximité, tout en continuant de cultiver leurs avantages comparatifs sur le plan de la proximité émotionnelle, doivent veiller à travailler leur proximité fonctionnelle. La croissance des achats en ligne, la bataille des délais de livraison conduite par Amazon, l’éphémère expérience du « quick commerce » et, plus généralement, l’expansion de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie on-demand témoigne de la vigueur de la bataille engagée sur ce terrain. Pour le commerce indépendant, cela signifie, sans renoncer à l’expression de partis pris différenciateurs, être à l’écoute de sa clientèle et ajuster l’offre au plus près des préférences de la cible. Cela signifie également développer de nouveaux services pour mieux servir les clients et gagner en facilité. Au-delà de l’adoption d’une nécessaire posture « orientée client », cela passe par un usage raisonné des technologies numériques, pour épaissir le lien et étoffer la palette des services.

Enfin, afin de dépasser les limites de ce qu’un commerçant, seul, est en mesure d’assurer au vu de ses compétences et du temps dont il dispose, cette réflexion gagne à être menée collectivement, à l’échelle d’un quartier par exemple, afin de mutualiser des moyens techniques et humains. Il y a là un axe de politique publique de nature entretenir, voire à amplifier, une dynamique dont la ville et ses habitants seront bénéficiaires.

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